Data mining des amendements du projet de loi sur les retraites

Une journée au Bureau Ouvert pour échanger sur le droit d'amendement des députés

Fiorella Bourgeois

Retour sur le contexte

Le Projet de loi instituant un système universel de retraite a fait l’objet d’une série de controverses ayant conduit tout un chacun à juger, évaluer et (re)décrire des situations professionnelles, financières ou économiques singulières, des expériences de vie, des rapports ordinaires aux institutions et à l’administration, mais également à repenser le rôle de l’État et interroger la légitimité du gouvernement dans sa capacité à qualifier et à redéfinir les frontières de l’État social, du « bien commun », du travail (à travers des notions telles que la « dignité » ou encore la « pénibilité ») et à redéfinir la capacité de l’individu singulier à se projeter dans un monde incertain.

Le grand nombre d’amendements (41 000) et de sous-amendements déposés par les députés a nourrit de vifs débats portant sur la redéfinition des actions et des comportements acceptables (convenables) ou inacceptables du député, sur le rôle du Parlement comme contre-pouvoir face à l'exécutif et lieu de publicisation des débats, sur les relations qu’entretiennent la majorité et les oppositions, ainsi que sur les règles du débat parlementaire. Sur ce dernier point, les rappels au règlement de l’Assemblée nationale ou encore les renvois à l’article 24 de la Constitution ont été nombreux. Les députés de l’opposition et de la majorité ont eu recours à l’argument « d’obstruction du débat parlementaire » pour dénoncer différents comportements. Alors que le nombre élevé d'amendements déposés par l'opposition est requalifié en « obstruction » par certains députés de la majorité (remettant ainsi en question le droit d'amendement du député)[1], de nombreux députés de l'opposition dénoncent un refus du dialogue parlementaire qui se manifeste notamment par « un manque de réponse sur le fond » de la part des membres de la majorité. Le 27 février, en séance publique, Clémentine Autain, députée de la France Insoumise, s'adresse aux députés de la majorité pour répondre aux accusations d'obstruction formulées par ces derniers. À cet effet, elle réaffirme le droit d'opposition des députés et les modalités selon lesquelles l'opposition peut exercer ce droit :

[...] on a l'impression que vous tombez de l'armoire parce que vous découvrez que l'opposition s'oppose et qu'elle le fait dans des termes [...] qui lui sont propres et qu'elle décide. Ce n'est pas à vous de décider quel est le contenu de nos amendements, quel est le contenu de nos interventions et si cela vous convient ou ne vous convient pas. Quant à l'obstruction, mes chers collègues de la majorité En Marche, j'aimerais bien que nous fassions un petit décompte des interventions des députés de la République En Marche, en nombre d'heures passées à expliquer que la façon dont l'opposition s'oppose ne convient pas. Parce que je vous assure qu'en terme d'obstruction, c'est assez énorme. Madame la Rapporteur, au lieu de passer des minutes, voire des heures et des heures - Madame la Présidente de la Commission et d'autres collègues de la République En Marche - vous passez un temps infini à critiquer la méthode d'opposition de l'opposition, alors que si vous répondiez à nos questions, ça vous prendrait beaucoup moins de temps et on pourrait passer au sujet suivant. [...] Par ailleurs, tout le monde peut constater que nous sommes sur un débat de fond, comme nous l'avons été au moment de la commission et si nous n'avions pas été entêtés, la question du revenu d'activité moyen par tête, par exemple, n'aurait jamais été posée dans tous les troubles, qui sont les troubles actuels de la majorité, parce que nous sommes en plein flou. Voilà le problème, c'est que vous ne répondez pas parce que vous ne savez pas répondre.

Le 29 février, le recours par le gouvernement à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution coupera court à toute controverse et suscitera l’indignation des oppositions qui soumettront deux motions de censure au vote de l’Assemblée.

Donner à voir le travail d'amendement

Tous les vendredis de 9h30 à 17h, la députée Paula Forteza (groupe Écologie démocratie solidarité, ex-LREM) ouvre un lieu d'échanges et de travail, le Bureau ouvert, situé au 1er étage de l'Assemblée nationale. Ce lieu est un espace de réflexion autour des principes et des dispositifs (notamment numériques) relatifs à la transparence du Parlement et « à la compréhension de l'activité parlementaire ». Le Bureau ouvert, facilité par les collaborateurs parlementaires de la députée, accueille, sur inscription, toute personne souhaitant présenter un projet lié aux missions du Bureau ouvert ou bien intéressée par les thématiques abordées lors des différentes séances. Régulièrement, des acteurs institutionnels et de la société civile, qui développent des dispositifs numériques open source visant à transformer les institutions et l'administration, sont invités à présenter leurs initiatives : de la Fondation Mozilla dans le cadre de ses projets Common Voice et Deepspeech aux Entrepreneurs d'intérêt général (EIG) d'Etalab (DINUM) venus présenter des projets tels que LexImpact ou encore Open Justice, en passant par l'intervention de l'ARCEP concernant son projet de cartographie de la couverture mobile par opérateur.

Séance du 28 juin 2019, en présence de Sylvestre Ledru et d'Alexandre Lissy de la Fondation Mozilla.
Source : Photographie de l'auteure.

Le 21 février 2020, dans le cadre des débats sur les amendements du projet de loi de réforme des retraites, le Bureau ouvert a initié un travail de data mining (exploration de données)[2] des 41 000 amendements déposés par les députés. L'objectif était de permettre aux participants de contribuer à la compréhension de ce qui se jouait autour du nombre important d'amendements déposés. Sur le forum du Bureau ouvert, Christian Quest, développeur et porte-parole d'OpenStreetMap, assistant parlementaire et conseiller numérique de la députée Paula Forteza, a introduit la démarche de la façon suivante :


Cette séance de travail à l'Assemblée nationale a réuni sept participants : trois collaborateurs parlementaires de la députée Paula Forteza, dont Christian Quest, deux développeurs web, un quinquagénaire et moi-même. Christian Quest nous a présenté les deux principaux jeux de données que nous allions devoir explorer : les amendements sur le projet de loi ordinaire et les amendements sur le projet de loi organique. Le travail sur ces deux jeux de données s'est accompagné de nombreux échanges quant au fonctionnement du Parlement, au rôle des amendements et des sous-amendements, au ressenti des collaborateurs parlementaires présents sur le contenu de loi, à l'avancement des débats parlementaires ou encore à la prochaine action du gouvernement. Les collaborateurs parlementaires nous ont présenté la plateforme Eloi (qui permet aux députés de déposer des amendements à distance)[3] et la plateforme Eliasse, grâce à laquelle nous avons suivi en direct l'avancement de l'examen des amendements débattus en séance publique, dans l'hémicycle situé à quelques mètres de la salle dans laquelle nous nous trouvions. Il s'agissait en effet d'une situation exceptionnelle dans la mesure où, ordinairement, les députés ne siègent pas en séance publique le vendredi[4].

Comprendre les jeux de données

La matinée a permis aux participants de prendre connaissance du contenu et de la structure des jeux de données convertis au format .json par Christian Quest. Les deux jeux de données portant sur les amendements comportaient les clés (catégories) suivantes : "article" (le numéro de l'article de loi sur lequel porte l'amendement), "auteur_id" (l'identifiant attribué à l'auteur de l'amendement), "cosignataires_id" (la liste des identifiants attribués aux cosignataires de l'amendement), "date" (la date à laquelle l'amendement a été déposé), "date_sort" (date à laquelle l'amendement a été examiné en séance publique), "deputes" (la liste des noms de l'auteur et des cosignataires de l'amendement), "expose" (l'exposé des motifs), "groupe_id" (l'identifiant du groupe politique ayant déposé l'amendement), "numero" (le numéro de l'amendement), "sort" (le traitement de l'amendement : soutenu, non soutenu), "texte" (le contenu de l'amendement). Cette mise en catégorie d'une partie du travail d'amendement tend à mettre en avant la dimension de normalisation du dispositif de fabrication de la loi et des textes. Aussi, pour comprendre ce que donne à voir ces jeux de données, il est nécessaire de s'interroger sur les processus qu'ils tendent à invisibiliser, telles que les motivations ayant conduit à la formulation de l'amendement ou bien les dimensions oratoire et de publicisation des amendements qui seront discutés dans l'hémicycle.


Loin d'être une évidence, la compréhension des clés composant les jeux de données a fait l'objet d'une discussion collective entre les participants. Après s'être accordé collectivement sur le sens de ces clés et de leur contenu, les participants ont chacun entrepris d'interroger les jeux de données, au regard de questionnements pluriels, en employant des langages de programmation (programmation shell, python, R) et en mobilisant des approches différentes.

Faire sens des données : représentations et limites

Si le travail sur les jeux de données a permis de produire des visualisations répondant à différentes problématiques, l'exploration des données, leur lecture et leur traitement, ont constitué une occasion de partage et d'échange entre collaborateurs parlementaires, développeurs web et chercheurs.

Un premier type de visualisations produites s'est attaché à mesurer le nombre d'amendements déposés. En effet, que représente 41 000 amendements ? Comment ces amendements sont-ils répartis entre les groupes parlementaires et entre les députés ? Les deux développeurs web ont compté le nombre d'amendements déposés pour chaque groupe parlementaire, tandis que je me suis concentrée sur le nombre d'amendements déposés par chacun des députés de chaque groupe (voir le graphique complet). Cette dernière visualisation a suggéré la présence de deux dynamiques de groupes : 1) une première dynamique intervenant dans le cadre de groupes parlementaires, tels que la France Insoumise ou encore la Gauche Démocrate et Républicaine, au sein desquels chaque député a déposé un même nombre élevé d'amendements ; 2) une deuxième dynamique se reflétant dans des groupes tels que La République en Marche ou encore Les Républicains, au sein desquels le nombre d'amendements déposés par député est plus faible et inégal d'un député à l'autre.


À la lecture des amendements, il semblerait que dans les groupes parlementaires qui comptent un grand nombre d'amendements et au sein desquels les députés ont chacun déposé un nombre (relativement) égal d'amendements, les amendements déposés par un député sont généralement identiques aux amendements déposés par les autres députés de ce même groupe. Pour aller plus loin, il conviendrait de s'intéresser non seulement au contenu des amendements, mais également à leur rôle dans le débat parlementaire et notamment dans l'arène que constitue la séance publique. En effet, il est important de souligner que le dépôt d'un amendement constitue un temps de parole accordé au député dans un contexte où le temps du débat parlementaire, les conditions d'expression des députés et le droit d'amendement font régulièrement l'objet de débat (rappelons à ce titre les débats qui se sont déroulés en mai 2019 dans le cadre de la réforme du Règlement de l'Assemblée nationale).

Le second type de traitement des données s'appuie sur la récurrence des termes dans les amendements. Christian Quest a d'abord travaillé sur la récurrence des textes d'amendement en établissant la liste des cinquante textes d'amendement les plus fréquents. La phrase « Supprimer cet article » constitue le texte d'amendement le plus employé avec 1 724 occurrences, suivi des textes « L'alinéa de cet article est supprimé » (652 occurrences), « Supprimer cet alinéa » (633 occurrences) et « Cet alinéa est supprimé » (631 occurrences). Dans un second temps, il s'est intéressé à la récurrence des termes et des expressions employés dans le cadre des amendements.


Les nuages de mots produits ont permis d'engager une discussion sur la diversité des champs lexicaux auxquels ont eu recours les groupes parlementaires. Les termes et l'argumentation ont fait l'objet de vifs échanges entre les participants. Cette attention portée aux mots a conduit à une quête ludique des termes improbables ou inattendus utilisés dans les amendements. Les participants proposaient ou cherchaient, dans les amendements, des termes allant de Marx au nom de professions peu communes. Lorsque le terme apparaissait dans un ou plusieurs amendements, un collaborateur parlementaire lisait les amendements à voix haute afin que chacun puisse faire sens du terme dans son contexte. La présence ou l'absence de certains termes générait régulièrement des discussions entre participants sur les stratégies argumentatives utilisées par les députés dans le cadre de l'exposé des motifs (à quel moment un député mobilise-t-il une norme ou un cas singulier pour présenter un amendement ?) ou encore sur l'évolution de certains mots dans le débat parlementaire français (résurgence, disparition ou encore glissements de sens).

[1] Sur le droit d'amendement : cf. Fiche de synthèse n°37 : L’exercice du droit d’amendement (et annexe).

[2] "L’exploration de données, connue aussi sous l'expression de fouille de données, forage de données, prospection de données, data mining, ou encore extraction de connaissances à partir de données, a pour objet l’extraction d'un savoir ou d'une connaissance à partir de grandes quantités de données, par des méthodes automatiques ou semi-automatiques". Cf. L'article de Wikipedia sur le sujet.

[3] "Eloi permet aux députés et à leurs secrétariats de déposer à distance leurs amendements. Un tableau de bord présente à chaque député ses amendements classés par texte et par état (en cours de rédaction, déposé, retiré, à discuter, discuté…) et permet de les modifier ou de les retirer. Cette application permet également aux services de traiter plus rapidement les amendements déposés en dématérialisant et en simplifiant les traitements. Eloi permet la préparation des textes soumis à examen, la remise en forme et la validation des amendements, la gestion de la recevabilité financière, la préparation du « jaune » de séance, la composition des liasses d’amendements dans l’ordre d’appel, la constitution du texte adopté, la production du cahier bleu annexé au compte rendu de séance et les statistiques." Cf. Fiche de synthèse n°77 : L’informatique à l’Assemblée nationale.

[4] Cf. "CONNAISSANCE DE L'ASSEMBLÉE N° 6 : La séance publique", § 2. Les semaines, les jours et les horaires de séance.